L'Abénaki
Conteur: Jean-François de Saint-Lambert(1716- 1803)
Pendant les dernières guerres de l'Amérique une troupe de sauvages Abénakis défit un détachement Anglois; les vaincus ne purent échapper à des ennemis plus légers qu'eux à la course et acharnés à les poursuivre, ils furent traités avec une barbarie dont il y a peu d'exemples, même dans ces contrées.
Un jeune officier Anglois pressé par deux sauvages qui l'abordoient la hache levée, n'espéroit plus se dérober à la mort. Il songeoit seulement à vendre chèrement sa vie.. dans le même temps un vieux Sauvage armé d'un arc s'approche de lui et se dispose à le percer d'une flèche; mais après l'avoir ajusté tout d'un coup il abaisse son arc et court se jeter entre le jeune officier et les deux barbares qui alloient le massacrer, ceux-ci se retirèrent avec respect.
Le vieillard prit l'Anglois par la main, le rassura par ses caresses et le conduisit à sa cabane où il le traita toujours avec une douceur qui ne se démenti jamais ; il en fit moins son esclave que son compagnon; il lui apprit la langue des Abénakis et les arts grossiers en usage chez ces peuples. Ils vivoient fort contents l'un de l'autre. Une seule chose donnoit de l'inquiétude au jeune Anglois. Quelquefois le vieillard fixoit les yeux sur lui et après l'avoir regardé il laissoit tomber des larmes.
Cependant au retour du printemps les sauvages reprirent les armes et se mirent en campagne.
le vieillard qui étoit encore assez robuste pour supporter les fatigues de la guerre, partit avec eux accompagné de son prisonnier.
Les Abénakis firent une marche de plus de deux cent lieues à travers les forêts; enfin ils arrivèrent à une plaine où ils découvrirent un camp d'Anglois. Le vieux Sauvage le fit voir au jeune homme en observant sa contenance.
Voilà tes frères lui dit-il, les voilà qui nous attendent pour nous combattre. Écoute, je t'ai sauvé la vie; je t'ai appris à faire un canot, un arc, des flèches, à surprendre l'orignal dans la forêt, à manier la hache et à enlever la chevelure à l'ennemi. Qu'étois-tu lorsque je t'ai conduit dans ma cabane? Tes mains étoient celle d'un enfant, elles ne servoient ni à te nourrir ni à te défendre, ton âme étoit dans la nuit, tu ne savois rien, tu me dois tout. Serois-tu assez ingrat pour te joindre à tes frères et pour lever la hâche contre nous?
L'Anglois protesta qu'il aimeroit mieux perdre mille fois la vie que de verser le sang d'un Abénaki.
Le Sauvage mit les deux mains sur son visage en baissant la tête et après avoir été quelque temps dans cette attitude,il regarda le jeune Anglois et lui dit d'un ton mêlé de tendresse et de douleur: As-tu un père? Il vivoit encor dit le jeune homme lorsque j'ai quitté ma patrie. Oh! qu'il est malheureux! s'écria le Sauvage et après un moment de silence il ajouta: Sais-tu que j'ai été père ?... je ne le suis plus. J'ai vu mon fils tomber dans le combat, il étoit à mon côté, je l'ai vu mourir en homme; il étoit couvert de blessures, mon fils, quand il est tombé. Mais je l'ai vengé... Oui je l'ai vengé. Il prononça ces mots avec force . Tout son corps trembloit. Il étoit presque étouffé par des gémissements qu'il ne vouloit pas laisser échapper. Ses yeux étoient égarés, ses larmes ne couloient pas . Il se calma peu à peu et se tournant vers l'orient où le soleil alloit se lever, il dit au jeune Anglois: Vois-tu ce beau ciel resplendissant de lumière? As-tu du plaisir à le regarder? Oui, dit l'Anglois, j'ai du plaisir à regarder ce beau ciel! Eh bien! ... Je n'en ai plus dit le Sauvage , en versant un torrent de larmes. Un moment après il montre au jeune homme un manglier qui étoit en fleurs. Vois-tu ce bel arbre lui dit-il? as-tu du plaisir à le regarder? Oui, j'ai du plaisir à le regarder. Je n'en ai plus, reprit le Sauvage avec précipitation et il ajouta tout de suite: Pars, va dans ton pays, afin que ton père ait encore du plaisir à voir le soleil qui se lève et les fleurs du printemps.
Fin du conte. J'ai laissé les verbes en français ancien tel qu'écrit !
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Ps:Quelle belle leçon de la part de celui qu'on appelait le Sauvage
Blandine Meil
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