Correspondances antérieures
2 novembre 1992.
Lundi matin. Un vide, un grand vide. Dimanche après dimanche, le trou s'agrandit.
Pas d'espoir. Aucune joie. La tristesse est installée. D'où me viendra la petite étincelle qui me réchauffera ma semaine jusqu'à dimanche prochain.
Nous sommes allées dans le vieux Montréal. C'est elle qui me l'a demandé. Tandis que j'hésitais entre deux restaurants, elle voulait entrer dans le premier sans égards aux gens lisant le menu à la porte. Au lieu d'attendre son tour, elle passe impoliment devant les gens. Je l'interpelle! Attends lui-dis-je! Oh! toute surprise elle revient jusqu'à moi. J'ai la bougeotte me dit-elle, je ne peux rester en place. Et c'est ainsi chaque dimanche. Elle veut que nous sortions, mais je ne peux suivre son rythme. Je ne peux converser non plus car elle est toujours dix pas en avant de moi. Plus j'hâte le pas pour l'attraper, plus elle file. Je voudrais lui parler des beaux édifices qui nous entourent, des parterres fleuris, de la couleur du ciel ! Elle n'est pas présente. Elle marche tête baissée, regardant ses chaussures. Elle rentre dans les groupes de gens, les dépasse, puis tout à coup me cherche, revient vers moi et repart aussitôt. Je tremble pour elle aux feux de circulation. Elle ne regarde pas, s'avance et juste à temps réalise que le feu est rouge. Si je croyais aux anges, je dirai que le sien veille sur elle. Moi je tremble, je trouve ça épuisant.
Quand elle s'en va, je respire un peu. Je voudrais en parler mais à qui? A qui hurler mon désespoir. Heureusement qu'il y a mardi et mon atelier d'écriture où je refais mon plein d'énergie.
Nous ne sommes que lundi. Je n'ai pas encore décoller d'hier et je pense à dimanche prochain.
19janvier 1997
J'attends son téléphone. En vain. Depuis une semaine elle est au centre de crise. Je ne sais si je lui fais du bien en l'appelant.
Mal. Maladie. Mauvais rongeur de cerveau pire que le cancer. Y aura-t-il un jour un médicament qui la stabilisera? C'est une morte vivante. Elle souffre et a conscience de son mal. Elle souffre de me voir souffrir aussi et de mon incapacité à l'aider. C'est un début d'enfer.
20 Janvier 97
Elle rentre à l'hôpital. Je demande au ciel de mettre sur son chemin la personne qui saura remplacer les boulons dans les écrous défectueux de son cerveau désarticulé....
Et c'est ainsi ... Depuis combien de temps déjà? Je ne sais plus...5- 10-15-ans et plus? Des houles furieuses, entrecoupées d'accalmies, de brusques coups de vent ramenant l'écume vers moi. Écume salée de mes larmes amères de mère. Je lutte seule contre les éléments déchainés sur lesquels je n'ai aucun contrôle. Je subis les contrecoups de la maladie mentale de ma fille. Je crie au vent déchainé mon désespoir sans fin. Quelqu'un par dessus le vacarme entendra-t-il un jour ce cri avant que le tourbillon m'entraine?
Mars 2014
Pierre n'a pas eu connaissance de la maladie de notre fille. Quand elle a commencé ses premiers symptômes, il était déjà hospitalisé. Donc, je me battais seule avec mes malades. Les sympômes ? Comment se sont-ils manifestés les premières fois? Difficile à détecter ! Repli sur soi. Se renfermer dans sa chambre. Travailler vite, vite, vite. Se plaindre de maux de tête . Quand j'y pense aujourd'hui, notre médecin de famille à ce moment n'avait même pas su détecter cette maladie qui arrive après l'adolescence et je n'en avais jamais entendu en parler. Aujourd'hui heureusement on en parle partout, télé, journaux, et on lui donne plusieurs noms. Maniaco- dépressif, Bipolarité, Schizophrénie et que sais-je?
Elle aura 60 ans le mois prochain. Elle a appris à se soigner avec les années et à demander de l'aide lorsqu'elle sent ses crises arriver... Ce qui ne lui arrive plus souvent car cette maladie se résorbe à la ménopause. Elle vient me voir lorsque ça lui tente. Elle est toujours la petite fille ricaneuse qu'elle était enfant. Elle s'informe de ma santé et elle s'inquiète pour moi. A mon dernier rhume , elle me dit : soigne -toi bien Maman car tu sais à ton âge tu pourrais partir vite!!!
Oui Marie-Pierre, je t'écoute.
«Petite douceur»
Le jour où la vie me malmène trop, je me fond dans le vent, je tourne la clé de mes rêves lointains, je traverse fleuves, mers et montagnes, et me reporte dans le refuge de mon enfance.
A l'ombre d'un chêne si haut à mes yeux qu'il touche le ciel, près des saules aux chatons rieurs, je suis une reine dans mon royaume. Une vieille souche, une brassée de fougères sèches me servent de trône. Mes livres de classe sur les genoux, j'étudie. J'étudie où je rêve. Le ramage des oiseaux me parvient comme abasourdi. Passant en rase-mottes, une alouette me frôle. Je la suis du regard. A mi-colline une chèvre agitant ses grelots broute la lande où l'or des genêts et le rose des bruyères dominent. Le vent m'apporte leur arôme. La terre tourne. Un nuage, une ondée, je me sens bien. J'ai à la fois, le silence et la musique. Le bruissement du ruisseau, l'angélus au clocher voisin. Quelle beauté cette nature? Je goûte le moment présent. Le monde est loin.
Blandine Meil