Les pierres de gué
J'ai quatre ans. Je tiens la main d'une tante nonagénaire aveugle. Je la guide dans sa promenade quotidienne. Elle m'éveille aux bruits environnants et m'initie à la découverte de la nature en me faisant décrire ce que je vois: plantes, fleurs, oiseaux, animaux, couleur du ciel. Ce furent mes premières leçons de nature dans ma langue maternelle, le breton. Doux souvenirs que je revis avec tendresse... Baume sur mon cœur usé.
J'ai quatorze ans. J'assiste à la mort lente de ma sœur Bernadette, fauchée en pleine jeunesse par la tuberculose. Triste souvenir que celui de la poignée de terre tombant sur le cercueil dans le froid du cimetière en ce janvier 1940.
J'ai dix huit ans. Je soigne ma marraine qui se meurt de cancer. Comment vivre et survivre à la douleur, à la peine de l'absence.
La guerre se termine , la vie continue.
Voici l'amour qui frappe, l'amour aveugle, irraisonné. Je ne changerai pas cet instant ni l'homme qui en a été le sujet mais je le vivrai avec plus de raison.
Puis ce fut un joyeux départ pour un continent éloigné. Nous quittons famille amis, patrie. Changement total d'univers qui me transporte de la pleine campagne aux durs trottoirs de ciment de la grande ville. Ce départ aura des répercussions tout au long de ma vie. Il y aura des regrets, des douleurs de séparations qui se manifesteront bien des années plus tard.
Les joies de la maternité, je ne pouvais les partager avec mes parents que par courrier qui mettait quatre à cinq jours pour se rendre et autant pour le retour.
Vingt ans sans retourner dans ma famille et quand enfin j'arrive, me voilà encore aux prises avec des émotions qui se heurtent. Dois-je rire ou pleurer? ma sœur Céline vient d'être enterrée. Tous sont en deuil. A quelle émotion dois-je donner libre cours? A la joie des retrouvailles ou au chagrin de l'absence?
le cœur de la petite fille qui a grandit subit le cours des événements de sa vie malgré elle. Elle assimile les leçons de vie tout comme autrefois elle apprenait à déchiffrer la nature près de l'aïeule aveugle.
La Vie! sable mouvant qui nous glisse sous les pieds! Suis-je donc tombée dedans quand j'étais petite?
Quelques années de bonheur à regarder grandir mes cinq filles. Puis les forces extérieures me bousculent encore. La paralysie de mon conjoint, voilà la nouvelle image de ma vie. Cauchemar du réveil! Plus de pourvoyeur et cinq bouches à nourrir. Ah! Que les conseils d'une aînée me manquent! Ma force intérieure est-elle donc un gouffre où l'on peut puiser à l'infini?
Un seul regret! J'aurai aimé être une grand-mère plus présente auprès de mes petits-enfants. J'aurai aimé les bercer plus souvent. Mais voilà, à l'âge où je pourrai me reposer un peu, j'ai une malade chronique qui me demande beaucoup d'énergie... Pour surmonter tout ça un retour sur les bancs d'école suivi d'animation d'ateliers d'écriture, à des aînées de ma trempe. Elles ont aussi leur lot de bagage et le goût de transmettre leurs mémoires.
Voilà! ce sont quelques pierres de gué relatées en un survol de ma vie. Tout comme les pierres de gué de notre ruisseau le Steir, sur lesquelles nous posions nos pieds pour le franchir d'une rive à l'autre, ma mémoire a retenue les plus grosses, celles qui m'ont empêché de tomber. Celles qui m'aident aujourd'hui à me souvenir.
Comment ne pas être fière de ce que je suis aujourd'hui ? Toutes les douleurs traversées, toutes les montagnes franchies avec comme seul moteur au fond de mon cœur les chansons et les contes de mon enfance.
Vivant la vie heureuse , que Dieu nous fera
Attendons la faucheuse qui nous fauchera
Quand vous verrez que tombe le dernier soir
Semez sur notre tombe des fleurs de blé noir!
HA, ha, nulle bretonne n'est si mignonne à voir
que celle que l'on appelle fleur de blé noir
ha ha nulle bretonne n'est si mignonne à voir
Que ma fleur de blé noir !
Botrel Théodore