Vivre dans un penn-ty -2
La margelle du vieux puits disparue depuis longtemps
La rue kreiz ker où nous habitions et dans le fond les vaches se promenant fièrement dans la grande rue (Ar rue vraz)
C'est avec un brin de nostalgie que j'évoque encore les veillées autour de la table de cuisine. Maman et tante Anna s'installaient l'une et l'autre, sur le bout des bancs, de chaque côté de la table. Elles s'adonnaient au tricot ou au reprisage pendant que nous faisions nos devoirs en silence. Maman supervisait nos problèmes d'arythmétique ou nos leçons de géographie tandis que tante Anna nous enseignait le catéchisme en langue bretonne. De santé délicate, asthmatique depuis son enfance, elle n'avait suivi qu'une année d'école; juste le temps d'apprendre l'alphabet. Elle devint autodidacte en lecture du breton, seule langue qu'elle parlait. C'est elle qui nous apprit avant notre entrée à l'école, à l'âge de cinq ans, à lire le petit cathéchisme du diocèse de Quimper et du Léon rédigé en breton. Elle tenait le livre ouvert devant nous et nous faisait répéter, syllabe après syllabe, en soulignant du doigt. Nous n'apprenions pas à lire le catéchisme ou la Vie des Saints pour apprendre à lire; nous apprenions à lire en lisant notre petit cathéchisme, comme le dit Jean Guitton de la Bible. Chaque soir l'une de nous devait lire aussi une page dans le Buez ar zent, ou la vie des saints, du père Madec. Nous écoutions ensuite les adultes commenter la vie du saint du jour: Oh! celui-ci a bien souffert!, ou celui-là avait du mérite!. C'étaient tous des saints de bretagne, mais comme a dit le père Ambroise Lafortune «pas tous connus à Rome». Pour nous c'était notre bible.
Venait ensuite la prière du soir. Toutes à genoux, au bout de la table sur le sol en terre battue, nous formions un tableau digne d'un Rembrandt. Une lampe à pétrole en porcelaine blanche avec un grand abat-jour, -seul cadeau de noce de nos parents- était suspendue au plafond et formait un cercle lumineux qui dépassait la surface de la table; ce qui laissait quelques-unes d'entre-nous dans l'ombre. Sages et sérieuses? Pas toujours! Céline et moi étions les championnes ricaneuses pendant ces prières. Il me suffisait de regarder ma soeur pour qu'aussitôt nos rires fusent en pensant à quelques mots bretons que nous avions lu et qui portaient à équivoque. Le regard sévère de tante Anna nous rappelait à la raison mais le demi sourire de maman nous replongeait dans notre fou-rire. La prière terminée, nous montions dans notre grande chambre, précédées de Rosalie, l'aînée, qui nous éclairait avec la lampe pigeon. Puis, deux par lit, bien au chaud sous nos édredons de plumes, nous chuchotions jusqu'à ce que le sommeil nous gagne.
Kerscoulet, ce village oublié, perdu quelque part, à l'écart de la Nationale qui va de Quimper à la Pointe du Raz, n'avait ni électricité, ni eau courante. Un puits à cinquante pas de la maison nous fournissait de l'eau pure et claire. J'ai connu le temps où l'on puisait l'eau directement au puits avec un seau au bout d'une chaine reliée à une poulie. C'était avant la pompe à bras. Quelle modernisation! Ce puits communal desservait aussi deux de nos voisins. Pour notre consommation domestique, nous remplissions, une à deux fois par jour, un joli seau émaillé blanc à l'intérieur, bleu à l'extérieur. Il avait sa place dans l'arrière-cuisine sur une étagère de pierre surélevée du sol de quelques centimètres. Si bien que l'eau y restait toujours fraîche. Nous puisions l'eau avec une louche ou un bol d'un litre. Joli bol de faïence orné de dalhias rouges et d'un croissant de lune bleu. Des assiettes appareillées portant les mêmes motifs garnissaient le vaisselier. Cette vaisselle que l'on retrouvait dans toutes les maisons du village nous venait du marchand de guenilles-ar pilhoar- en échange de vieux chiffons qu'il évaluait au poids. Dans ma tête de petite fille, je ne comprenais pas pourquoi nous recevions, soit un bol, soit une assiette; c'était sans doute suivant l'humeur du pilhoar. Il utilisait une balance romaine munie d'un gros crochet auquel il suspendait le sac de jute plein de guenilles, faisait alors coulisser un poids de haut en bas, puis criait: «Un kilo juste!» ou «deux kilos juste!» C'était toujours juste !
L'entretien des coiffes .
Ainsi les saisons se suivaient apportant chacune ses différents travaux auxquels nous participions.
Au printemps, une journée était réservée à l'empesage et au repassage des coiffes. La veille elles avaient été lavées à l'eau courante de la rivière, puis sèchées au soleil sur la lande. Blanc de blanc à 100% pur.
Cette journée-là, le feu était entretenu en permanence dans la cuisinière. On y maintenait un bon foyer de braises, sur lesquelles était disposé le charbon de bois spécial qui, une fois rougi, alimentera le fer à repasser. Nul besoin de thermomètre pour cela, chaque ménagère savait à quel moment saisir le charbon de bois avec des grosses pinces et déposer les morceaux dans le fer en fonte. Il ne fallait surtout pas que ça fume. Tout était dans le savoir-faire acquis de génération en génération.
La grande table de la cuisine était recouverte d'une épaisse couverture de laine pliée en quatre, puis d'un drap de coton blanc. Tante Anna chargeait l'une de nous de délayer l'empois dans un grand bol. J'aimai particulièrement ce travail et son odeur. C'était un plaisir de la voir tremper dans cette mixture, la coiffe qui se réduisait alors à un petit bout de chiffon mou pouvant tenir dans le creux de la main. Délicatement, elle étirait la dentelle, l'applatissait sur le drap tout en rajoutant de l'empois si nécessaire. Elle glissait alors le fer sur chacun des morceaux qui durcissaient et prenaient forme sous nos yeux. Il y avait la large bande du devant, les rubans à noeuds et le fond de la coiffe qu'elle devait former avec le bout du fer. Pas trop dur, ni trop mou. Il fallait que ces coiffes tiennent droites et blanches, cocardes nouées et non pendantes. Quelques voisines faisaient appel à ses services, cette journée-là.
La nappe en toile cirée sur la table, le rideau de filet brodé à la fenêtre, les clous cuivrés luisants sur les meubles, le vaisselier avec ses assiettes colorées, le soleil qui entre par la porte ouverte, nos rires, nos chants, nos disputes de gamines: C'est ainsi que la maison avec son ordre établi, nous offrait discipline, protection, sécurité.
Au contact du granit et des durs moellons dont était faite cette demeure bretonne, nos caractères se sont forgés. Nous avons fini par ressembler à la glaise avec laquelle nous jouions enfants, molle au toucher, se laissant maléabiliser, mouler, pour durcir ensuite. Au coeur de ce penn-ty nous avons été nourries au lait de l'humaine tendresse. Les saisons ont glissé sur nous, nous dispersant chacune vers son propre univers.
Je n'ai jamais porté la coiffe mais j'ai chaussé des sabots de bois. Je suis arrivée au canada en 1951 avec une paire de sabots dans mes bagages et une autre paire pour ma fille de deux ans. Les miens, il y a longtemps qu'ils sont partis chez les éboueurs mais ceux de ma filles garnissent encore sa bibliothèque. Fidèle à ma race, je ne dissocie pas ma foi à l'amour de la nature que j'ai hérité de mes aïeux. A l'ombre des gratte-ciel de Montréal je suis toujours une campagnarde qui traine à ses semelles un peu de glaise de son pays natal. J'initie mes petits enfants aux fontaines vives de ma culture.
A mes arrières petit-enfants je chante sur leurs petits doigts:
besig bihan, besig cadan, besig cadaou,
lipa ra ar ch'rog, chaca ra al laou, daou, daou daou!!!
Ainsi à Kerscoulet, les aiguilles de plomb de l'horloge solaire sur la cheminée indiqueront que le temps qui passe est toujours présent!
Blandine Meil